Tremblements de terre en Turquie. Enquête sur l’affaire meurtrière des promoteurs, soutenue par le gouvernement

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Antakya (Turquie), correspondance privée.
Gülsüm emmitouflé dans un anorak en fourrure. Elle a aussi mis une couverture sur ses genoux et se réchauffe près du feu. Pourtant, il fait presque chaud à Antakya (Antioche) ce matin. Ici, dès que le soleil se lève, le froid glacial de la nuit disparaît. Mais c’est comme si ses rayons ne pouvaient plus le réchauffer.
Elle n’a pas bougé depuis dix jours, assise sur une chaise devant la résidence Rönesans, où vivaient sa mère, son frère, sa femme et leurs deux enfants. « Le corps de mon frère a été retrouvé au bout de 28 heures. Ses enfants aussi. Seule leur mère a survécu, elle a une jambe cassée, indique-t-elle. J’attends notre mère, elle est encore sous les décombres. »
Elle dort dans sa voiture à quelques mètres, ne s’est pas douchée depuis dix jours. « A minuit, je vais me reposer dans ma voiture, mais je n’arrive pas à dormir » raconte gentiment cette scientifique de 43 ans, qui a fait le voyage dès qu’elle a pu depuis Kütahya, à 900 kilomètres de là.
La résidence Rönesans, symbole de la corruption
Dix jours après les tremblements de terre qui ont dévasté le sud-est de la Turquie, la résidence Rönesans, avec ses 12 étages et 249 appartements, est devenue le symbole de la corruption, de ces constructions vendues comme « solides » et qui se sont effondrées comme des châteaux de cartes. Des immeubles construits à la va-vite, sans respecter les règles antisismiques, vendus par des promoteurs immobiliers plus soucieux de leur marge que de la qualité des constructions. Des milliers d’immeubles, plus de 80 000 dans la région, ne seraient pas aux normes, alors qu’elle compte environ 15 millions d’habitants.
La résidence Rönesans a été construite il y a une dizaine d’années. Considéré comme l’un des plus luxueux d’Antakya, il était vendu comme un « coin de paradis » avec sa piscine, ses parkings privés et ses normes antisismiques. « Mon frère a acheté un appartement pour 900 000 livres turques (environ 50 000 euros à l’époque – NDLR). Ils vivaient dans l’immeuble d’à côté mais préféraient déménager car c’était plus sûr, dit Gulsum. Le tremblement de terre a duré une minute et demie mais le bâtiment s’est effondré au bout de trente secondes. Cela veut dire que des gens tentaient de fuir et se trouvaient dans l’entrée ou dans les escaliers lorsqu’il leur est tombé dessus. »
Le deuxième tremblement de terre, de magnitude 7,5, a enseveli quelques heures plus tard les survivants sous des montagnes de décombres. Des centaines de personnes sont mortes sous les décombres. Le chiffre exact n’est même pas encore connu.
Le tremblement de terre a duré une minute et demie mais le bâtiment s’est effondré au bout de trente secondes. Gulsum
Après le tremblement de terre de 1999, qui avait fait 17 000 morts à Izmit, près d’Istanbul, des règles de construction strictes avaient pourtant été établies pour éviter un nouveau drame. Recep Tayyip Erdogan, alors maire d’Istanbul, avait même été le fer de lance de la contestation, sur le ton du « plus jamais ça ».
Des centaines de promoteurs amnistiés après avoir construit des bâtiments dangereux
Mais depuis, des milliers de bâtiments ont été construits sans être aux normes. « Oui, le tremblement de terre a été très violent, mais le nombre de constructions illégales a sérieusement amplifié les effets », dénonce Pelin Pinar Giritlioglu, le président de la chambre des urbanistes turcs . « D’une part, il y avait certes beaucoup de bâtiments anciens qui se sont effondrés, mais aussi beaucoup de bâtiments neufs qui ne répondaient pas aux normes en vigueur. »
En 2018, des centaines de promoteurs, par exemple, ont été amnistiés après avoir construit des bâtiments dangereux. Au lieu de détruire leur construction, ils n’avaient qu’à payer une amende. Un moyen facile de remplir les caisses de l’État. Une amnistie similaire était également en préparation pour l’élection présidentielle de mai prochain. « 1,3 million de constructions illégales ont été amnistiées, dit Pelin Pinar Giritlioglu. Il peut s’agir d’étages supplémentaires alors que le permis de construire prévoyait un nombre d’étages inférieur, terrain non autorisé… De nombreuses chambres de métiers ont cependant dénoncé cette amnistie. »
Le leader de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu (Parti républicain du peuple, CHP), a même dénoncé le fait que la zone du séisme avait été transformée en « fosse commune » avec toutes ces constructions illégales. « Voici une zone criminelle », ajoute Hakan Gunes, qui dirige l’un des premiers camps de fortune mis en place à Antakya après le tremblement de terre.
Là, avec des centaines de bénévoles, il coordonne la distribution de repas chauds, de médicaments, de premiers secours et l’installation de bornes électriques pour que les rescapés puissent recharger leurs téléphones. « Nous allons également mettre en place un bureau avec des avocats, car nous devons porter plainte contre les entreprises qui ont construit ces maisons, contre les fonctionnaires qui ont délivré les permis de construire. Ils veulent se cacher, enterrer les rapports, mais nous devons être vigilants », crie-t-il.
« Ce ne sont pas les tremblements de terre qui tuent, mais les constructions »
Partout dans le sud de la Turquie, les messages se multiplient pour dénoncer ceux qui ont autorisé de telles constructions, dans une zone également connue pour être sismique. A Malatya, à 200 kilomètres de là, la vidéo d’un immeuble, également vendu comme antisismique et qui s’est effondré brutalement, a été largement diffusée.
Sur d’autres images, des experts, sous couvert d’anonymat, montrent des fondations très peu profondes d’immeubles à plusieurs étages, d’autres dénoncent le « sable » qui aurait servi à couler le béton ou l’enlèvement de poutres porteuses pour faciliter la construction.
Car, si certains prétendent que le tremblement de terre a été d’une telle violence que les effondrements n’étaient pas prévisibles, beaucoup répondent que le drame aurait pu être évité. » Ce ne sont pas les tremblements de terre qui tuent, mais les bâtiments » , ne cessent de répéter les chambres de différents métiers, architectes, urbanistes ou ingénieurs.
Et la taxe « tremblement de terre », prélevée depuis 1999 en Turquie, a quant à elle servi à construire… des routes, des logements, des aéroports, comme l’avoue lui-même l’ancien ministre des Finances Mehmet Simsek.
A Istanbul, la plus grande ville du pays, également située sur une faille sismique, les zones sécurisées, prévues pour que la population puisse se retrouver en cas de séisme – généralement des jardins publics ou des terrains vagues – ont très souvent été transformées en centres commerciaux.
« Ce n’est pas seulement l’amnistie qui a accru l’ampleur du tremblement de terre, mais aussi la corruption politique. C’est elle qui explique les autorisations qu’ont pu avoir certaines constructions, constructions qui n’auraient jamais dû voir le jour !insiste Pelin Pinar Giritlioglu. Les coupables ne sont pas seulement les promoteurs, mais aussi les responsables politiques, ceux qui ont effectué les contrôles… »
Ce n’est pas seulement l’amnistie qui a accru l’ampleur du tremblement de terre, mais aussi la corruption politique. C’est elle qui explique les autorisations qu’ont pu avoir certains immeubles qui n’auraient jamais dû voir le jour ! Pelin Pinar Giritlioglu, Président de la Chambre des urbanistes turcs
Sur les réseaux sociaux, beaucoup ne se cachent plus pour critiquer vertement cette gestion. Plusieurs arrestations ont déjà eu lieu et le gouvernement est indigné contre ceux qui tentent de diffuser de fausses informations.
Pour se donner bonne conscience et compte tenu de l’ampleur de la contestation, il a également indiqué qu’une centaine de promoteurs étaient recherchés dans le pays. Le promoteur de Rönesans, Mehmet Yasar Coskun, a été arrêté à l’aéroport d’Istanbul alors qu’il tentait de fuir le pays. La vidéo de son arrestation a fait le tour des réseaux sociaux. Au total, des centaines de promoteurs sont toujours recherchés, a déclaré le ministre turc de la Justice, Bekir Bozdag.
Devant la résidence des Rönesans, Gülsüm n’a plus vraiment d’espoir de retrouver sa mère vivante. Elle aimerait juste que son corps ne soit pas emporté par les terrassiers déblayant les décombres et enterré à la va-vite. Parfois les sauveteurs sortent un cadavre, dressent un petit drap blanc et demandent autour des badauds quel genre de personnes ils recherchent. « Une femme ? Un homme ? Quel âge ? »
Les cadavres sont ensuite placés dans des bâches en plastique noir et posés au sol, en attendant que les fourgons corbillards qui sillonnent la ville passent et les récupèrent. A Antakya, il y a tellement de cadavres que leurs chauffeurs roulent au hasard dans les rues et s’arrêtent pour les ramasser. « Je n’ai plus de larmes,admet doucement Gülsüm.Je ne peux même plus être en colère. À quoi ça sert ? Cela ne me les ramènera pas. »
Cerise Sudry-Le Dû
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