Le voyage de Miyazaki à Aubusson

Il y a du monde en ce 20 janvier dans l’atelier exigu de l’usine de tapisseries Robert Four à Aubusson (Creuse). Serrés les uns contre les autres, personnalités locales et journalistes ont tous les yeux tournés vers l’immense métier à tisser qui occupe la salle. Dans l’assemblée figurent également trois des quatre jeunes tisserandes, Sarah Chassain, Pauline Paris, Manon Gruel et Clémence Tonnoir, qui ont travaillé pendant un an à la réalisation de l’ouvrage.

Le moment est solennel : il s’agit de couper les fils de la trame de la tapisserie pour la faire « tomber » du métier, selon l’expression établie. L’œuvre, tissée au verso, sera alors révélée aux yeux émus des trois artistes qui y ont travaillé pendant quatre mille heures sans jamais voir le recto, ainsi qu’au public et aux téléspectateurs de la chaîne de télévision publique japonaise NHK, qui retransmet l’événement.

Car la tapisserie révélée ce jour-là n’est pas une tapisserie ordinaire mais une œuvre monumentale de 3 mètres sur 7,5 mètres, inspirée du film d’animation oscarisé LEEnlevée comme par enchantement (2001) de Hayao Miyazaki, produit par Studio Ghibli. Titre Le banquet sans visageil représente une scène forte du film : la petite fille face au personnage fantasque devenu glouton, prêt à la dévorer.

Ce monument textile est la deuxième pièce d’une série de cinq sur l’imaginaire du maître japonais de l’animation commandée par la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson à des ateliers locaux. « Après une série sur Tolkien, j’ai eu envie de relancer un projet de grandes tapisseries sur un thème porteur de valeurs actuelles, comme l’environnement. C’est comme ça que j’ai choisi Miyazaki »explique Emmanuel Gérard, directeur de la Cité.

Restait à obtenir l’accord du maître. Cela a été fait en juillet 2019. « Le père d’un tisserand japonais nous a aidés à trouver à qui envoyer la demande chez Ghibli et, à notre grande surprise, tout est allé assez vite par la suite. L’inscription de la tapisserie d’Aubusson à l’Unesco et nos précédents travaux sur Tolkien ont dû nous faire honneur »dit le réalisateur.

La Cité choisit ainsi cinq scènes tirées de films du réalisateur japonais, qui valide le tout et fournit des formats numériques pour chacune d’entre elles. « Hayao Miyazaki nous a simplement demandé de recadrer deux scènes. Pour le reste, il nous a laissé très libres, considérant les tapisseries comme des œuvres à part entière »poursuit le réalisateur.

Trop chargée, l’usine Robert Four ne répond pas au premier appel à candidatures lancé pour la réalisation d’une oeuvre du film Princesse Mononokeremporté par l’atelier Guillot. « Mobiliser quatre salariés sur treize sur une longue période n’est pas facile. Mais quand j’ai vu les visages déconfits de mes talentueux jeunes sveltes, fans de Miyazaki, je me suis dit qu’ils allaient beaucoup apprendre dans cette aventure et j’ai accepté de postuler pour le second projet.précise Pierre-Olivier Four, président de cette usine.

Travailler quatre sur le même métier pendant un an et faire une tapisserie comme Le banquet sans visage, avec sa perspective forte, ses détails et sa large palette de couleurs, est en effet un défi. Quelque 800 teintes ont été créées par les tisserands en mélangeant les 170 fils teints sur mesure par Nadia Petkovic, pour interpréter au mieux le décor. « Beaucoup sont en laine, mais certains sont en soie synthétique ou en rayonne, et parfois tissés par deux ou trois pour créer des effets de texture. Le sans-visage, notamment, a été réalisé en schappe de soie pour retranscrire sa transparence., explique Pauline Paris. Des choix faits en étroite collaboration avec Delphine Mangeret, peintre-cartonnier en charge d’adapter les images de Ghibli à la technique de tissage. « J’ai enlevé quelques détails, redéfini les couleurs, accentué les contrastes et noté mes indications sur un tirage grandeur nature de l’image originale, dit « carton », qui sert de guide pour les lisières »explique-t-elle, soulignant la difficulté de retranscrire dans ces tapisseries la lumière propre au cinéma de Miyazaki.

Expose à la Cité jusqu’en août 2023, Le banquet sans visage embarquera ensuite pour une tournée au Japon. Le tissage des trois dernières tapisseries de la série devrait être achevé d’ici 2024.


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