Le sort des enfants têtus

Je te parle d’une époque lointaine, au XVe siècle dans le royaume de France. Un certain Jean de Roye, juriste et administrateur, à qui l’on attribue une chronique du règne de Louis XI, écrit : «Dans toutes ses entreprises, il n’y avait aucun effet et ne faisait que perdre du temps, des gens et du pays par son obstination folle. » Ces mots me ramènent à l’époque politique que nous vivons aujourd’hui, sept cents ans plus tard, dans ce même royaume un peu déchiré. L’entêtement est-il bon conseiller ?

Au XVIIe siècle, la langue tragique parlait de « coeur têtu » pour désigner l’aveuglement de la passion. En latin, têtu n’a pas nécessairement une connotation négative ou pathologique. C’est une vertu de l’âme au combat, qu’il soit militaire, rhétorique ou politique : obstination, volonté et détermination. La Bible parle d’endurcissement des cœurs, expression préférable et plus fidèle à l’hébreu ou au grec que « l’obstination » de bien des traductions françaises. Le terme est gênant. La sagesse populaire, dans la chanson traditionnelle « Sur le pont de Nantes », nous avertit du sort réservé aux jeunes filles qui vont au bal contre l’avis de leur mère : « Elle a fait trois tours le pont est tombé en panne / La belle Hélène dans la Loire est tombée / Hélas mon frère va me laisser noyer / Non non ma sœur je vais te retirer / Dans l’eau se jette et les voilà noyés. » Conclusion : « C’est le sort des enfants obstinés. »

Une morale impitoyable qui dénonce l’entêtement de la belle Hélène, refusant d’écouter d’autres voix que la sienne. A méditer si l’on s’en tient à ses positions sans tenir compte des autres opinions et sans entendre les arguments contraires. Je te l’ai dit, c’est toujours d’actualité. Mais finalement quelle œuvre artistique ou politique, quel destin individuel ou collectif pourrait se réaliser sans l’obstination de ceux qui croient en eux, en ce qu’ils font, en leurs convictions, leurs projets ? Ne pas céder, ne pas abandonner, c’est souvent faire preuve d’abnégation et de courage dans les moments difficiles et sombres que nous traversons. Être obstiné, ce n’est pas forcément prendre ses rêves pour la réalité mais au contraire affronter des obstacles, ne pas céder au découragement, ne pas changer d’avis au moindre vent contraire.

Un philosophe explique : « l’obstination permet souvent de tenir le cap quand tout chavire et de tenir en temps de crise » (Myriam Revault d’Allones avec Adèle Van Reeth, Entêtement, Plon/FranceCulture). Par exemple, elle ajoute : « La tragédie de Sophocle est une matrice d’intelligibilité et de réflexion incessante dans la mesure où elle met en scène deux obstinations qui invoquent chacune une vérité imprenable, la légitimité et le droit. » La tragédie grecque avait l’ambition éthique de représenter le dilemme afin d’amener chaque citoyen spectateur à une catharsis permettant l’expression sensible d’une vérité capable, sinon de résoudre le conflit, du moins d’indiquer le caractère nécessairement dialogique de toute vérité humaine et sociale.

Résister signifie ne pas abandonner face à la confusion politique ou morale. Aucune politique ne peut prétendre être au service de tous sans reconnaître la valeur de ceux qui résistent. Il y a dans l’obstination une forme d’affirmation de vie, de pensée, de confiance en soi et dans l’existence qu’il serait dommage de ne pas entendre et partager. Car la morale pourrait être que la belle Hélène ne serait pas morte si d’une part elle avait entendu l’inquiétude de sa mère, et si d’autre part sa mère avait entendu ce qu’exprimait le désir de sa fille : répondre à l’appel de la vie. Et le pont qui unit les deux rives, pas toujours opposées, aurait été ainsi plus résistant.


Fr1

Back to top button