Fred Pellerin, conteur de son temps


Fred Pellerin remplit les salles des plus grands théâtres du Québec de ses histoires et de sa musique, seul sur ces immenses scènes, avec rien d’autre que sa guitare et un pied de micro. Avant, il avait aussi un fauteuil, mais depuis la pandémie, il s’est retiré des tournées. « Elle prenait de la place dans le réservoir », nous dit-il, les yeux rieurs. Le devoir rencontré alors qu’il s’apprêtait à relancer sa tournée québécoise de La descente aux affairesspectacle de contes dans lequel il nous invite sous l’épée de Damoclès du temps.

Depuis 20 ans, il attise les braises de ses contes. Au chaud dans une pizzeria de La Petite-Patrie, il n’en revient pas : « Parfois, on passait devant la Maison de la culture où mon agent me voyait jouer pour la première fois. En 2001, ou quelque chose comme ça. J’étais au collège en même temps, je faisais ça pour le amusant. Je n’aurais jamais pensé que cela me mènerait là où je suis aujourd’hui. »

Aujourd’hui, avec une voix pleine et des yeux vifs, il est submergé de bonheur. D’avoir échappé à ces voyages artistiques éphémères, d’avoir pu vivre des projets enivrants et d’être encore là, un nouveau spectacle en bouche, avec un public qui répond tout à l’heure : « A un moment, je me dis… ils sont va ‘en avoir marre de Saint-Élie-de-Caxton…’ Au contraire, nous sommes ravis de le retrouver, de retour chez lui après un voyage en France avec son nouveau lot de contes, dans lequel le désormais bien connu Toussaint Brodeur, gardien du magasin général de Saint-Élie, est le protagoniste de La descente aux affaires.

Célébrer la Toussaint

Fred Pellerin rejette toute relation ésotérique avec ses personnages, mais il avoue qu’ils lui donnent parfois l’impression de s’imposer à lui : « Je m’en rends compte à chaque fois. C’est comme si le personnage principal d’une nouvelle série commençait à m’intéresser dans la série précédente. »

Signe que les charmes de Toussaint ont opéré sur le conteur, celui-ci a été au coeur de son premier album jeunesse, course de petits bateauxpublié en novembre 2021. Fred Pellerin souligne également la contribution d’Émile Proulx-Cloutier, interprète de Toussaint dans Le passeur de tempsun long métrage également sorti en novembre 2021, qui a propulsé le personnage en lui insufflant encore plus de profondeur et de caractère.

Mais si Toussaint est au coeur de La descente aux affairesc’est aussi le fruit d’une décision concertée : « J’ai une obsession croissante du temps, et j’ai trouvé qu’avec Toussaint, il y avait un joli clash à créer entre le temps et son rapport à l’argent. . »

Le plaisir et la folie de la création m’ont pris beaucoup de temps. Il fut un temps où je faisais 125 concerts par an. Mais maintenant, je ne fais plus ça. Je fais 75. Il m’a fallu beaucoup de temps pour atteindre cet équilibre.

Comme à son habitude, Fred Pellerin s’inspire des personnages de Saint-Élie-de-Caxton pour alimenter ses contes, mais sous les traits du boutiquier se glisse aussi le souvenir de son père. Comptoir habile et conteur infatigable, son père prenait plaisir à manier les chiffres pour les subjuguer à sa création : « Mon père n’avait pas soif d’argent, mais il ressemble à Toussaint dans sa façon de jouer avec le système. Son jeu consistait à déchaîner les chiffres. »

Dans un monde capitaliste où la colonne des chiffres pèse lourd dans la balance de nos préoccupations, Fred Pellerin prend grand soin de donner chair et cœur à sa Toussaint, nous invitant notamment autour du four à pain, là où Brodeur a rencontré l’amour. Il assure aussi qu’il est avant tout un filou qui s’amuse à prendre les chiffres en otage : « Toussaint n’est pas méchant. C’est un voyou. Il aime l’argent, mais il aime surtout le jeu que l’argent lui permet. On pense parfois qu’il est coincé, mais Toussaint s’en sort toujours… sauf devant l’éternité. »

Un processus de création filaire

Plongé dans l’univers de ses contes, célébrant ses tournures de langage, ses rebondissements narratifs étonnants ou ses envolées d’exagération qui font gonfler nos rires jusqu’à nous prendre les côtes, on croirait que Fred Pellerin travaille ses textes au quart de tour. . Ce n’est pas ainsi. « Moi, je travaille dans l’improvisation », avoue-t-il en soulevant la feuille posée devant nous, enchaînant : « Mon spectacle tient sur votre feuille, là, pas plus volumineux que votre plan d’entretien. »

Le conteur exagère-t-il ? Il nous assure non : « La première fois, je dois faire 1h15. Je veux que les gens s’amusent. J’arrive sur scène avec une pile d’assiettes sur la tête. Je marche lentement. Mais après une trentaine de représentations, je ne cherche plus les poutres, j’ai trouvé un équilibre et je sais où je peux sauter et où il vaut mieux ne pas aller. »

L’exploration des débuts, saupoudrée de l’ivresse des découvertes, est alors suivie d’un autre plaisir, plus libre : « Quand je connais les forces de montrer, je peux m’amuser à ouvrir les petites portes, les fioritures de la langue, les délires où je peux me laisser aller. Je m’amuse avec et le montrer s’étire, et à un moment donné, je dois faire des coupes. Ça fait ça à chaque fois. Je suis parti à 1h15, me voilà à 1h40.

Gardien du feu

Alors que Fred Pellerin se donne la liberté d’ajouter ou de soustraire du temps à ses spectacles, il prend de plus en plus conscience que cette liberté est circonscrite. Le temps passe. Et s’il connaît suffisamment la mort pour l’avoir mise en scène, il sait qu’elle ne peut être maîtrisée au point d’en tirer les ficelles.

Ces dernières années, il avoue avoir recentré ses énergies et balisé ses priorités : « Le plaisir et la folie de créer m’ont pris beaucoup de temps. Il fut un temps où j’avais 125 ans montre par an. Mais maintenant, je ne fais plus ça. Je fais 75. Il m’a fallu beaucoup de temps pour atteindre cet équilibre. »

Il cite l’exemple des sucreries qu’il avait l’habitude de faire avec son père : « Quand il est mort en 2007, je me suis dit que je ne sauterais pas une saison. Mais mon producteur m’a appelé pour un montrer à Paris. Quatre jours. Eh bien, j’ai dit oui. Mais les sucres, si vous sautez quatre jours dans le mois que ça dure, ça ne marche pas. L’année suivante, c’est un documentaire sur Gilles Vigneault [Le goût d’un pays]. Pire à la fin, ça a pris onze ans. Mais maintenant, cela fait cinq ans, et maintenant le mois des sucres est sacré. »

Il en parle avec passion, les mots doux et généreux comme un bon sirop, avouant que le rythme des sucres lui rappelle une humilité qui fait du bien : « Tu te mets à la merci de la chose. Vous vous asseyez avec elle. C’est méditatif. Loin de vivre au ralenti, au contraire poussé par une urgence à habiter l’existence, il fait fi du temps et s’inscrit dans un quotidien de feu furieux, où il apprend à vivre dans une forêt qu’il habite depuis quelques années : » Pour moi qui suis plus gentleman que bûcheron, c’est vraiment intéressant de côtoyer ainsi la nature, j’ai un projet truffier, une cabane à sucre, je bûche du bois, j’ai mes enfants, je rêve de voyage… ”

Sur scène comme dans la toile ouverte de son existence, il aime ouvrir les portes, se laisser emporter par ce qu’elles recèlent. Peut-être devra-t-il couper bientôt, pour adapter ses envies au calendrier, mais en attendant, la vie est un sacré bon spectacle.

La descente aux affaires

Par Fred Pellerin. Au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts du 1er au 5 mars, et en tournée à Québec à partir du 25 avril.

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