[Entrevue] « Héroïnes et tombes » : Dévorer l’Amérique


Dans Françoise dernière (Le Quartanier, 2018), deuxième roman de Daniel Grenier, un adolescent de la banlieue de Montréal entreprit, à la fin des années 1990, un grand pèlerinage à travers l’Amérique pour rencontrer Helen Klaben, cette femme qui, trente ans plus tôt, avait survécu 49 jours dans une forêt du Yukon après l’écrasement de son avion.

Avec Héroïnes et tombes, à paraître cette semaine en librairie, l’écrivain reprend les contours de l’univers esquissé dans son livre précédent – ainsi que certains personnages secondaires – pour se catapulter vingt ans plus tard, dans les profondeurs du Brésil ; une suite qui, sur le plan narratif, se passe très bien du livre qui la précède. « J’ai ressenti le besoin de créer un univers en expansion, qui prend forme d’un roman à l’autre, explique Daniel Grenier. Alors que le premier était une histoire d’aventure plus conventionnelle dans sa forme, le second est beaucoup plus éclaté, presque ésotérique. C’est une extension du même univers. »

L’histoire tourne donc autour d’Alexandra, une jeune femme qui, dans le roman précédent, avait côtoyé Françoise pendant quelques jours lors de son périple. Aujourd’hui journaliste, elle se rend en Uruguaiana, au Brésil, pour faire la lumière sur la mystérieuse disparition de l’écrivain Ambrose Bierce, survenue un siècle plus tôt. Elle va se retrouver malgré elle dans l’univers sombre et périlleux d’une secte mystérieuse.

Hommage à Ernesto Sabato

Daniel Grenier a emprunté l’idée d’un univers en expansion à l’écrivain argentin Ernesto Sábato, dont les trois romans uniques forment la trilogie Buenos Aires.

Ce n’est pas un hasard si le titre du nouveau livre de Daniel Grenier semble familier. Il fait directement référence au second opus de cette trilogie, Héros et tombes (1961), allant jusqu’à en reprendre la structure, les codes et les thèmes. « Plus qu’un hommage, mon roman est un palimpseste de l’œuvre de Sábato. J’ai littéralement inséré mon roman dans le sien, je l’ai divisé de la même manière, avec le même nombre de parties et de chapitres. »

Comme Sábato, Daniel Grenier transforme la quête de ses personnages, le labyrinthe, les frontières, l’architecture et le langage d’une ville en miroirs de la condition humaine. Comme Sábato, il insère dans son roman un récit écrit par un personnage paranoïaque et exalté, qui introduit une hypothèse présente tout au long du livre : celle du complot mené par une secte qui cherche à dominer le monde.

La secte des aveugles imaginée par le romancier argentin devient ici une secte cannibale, une occasion pour le Québécois d’exploiter sa fascination pour le cannibalisme littéraire et Manifeste Antropofago (1929) d’Oswald de Andrade; une lecture fondamentale pour la constitution de l’identité brésilienne contemporaine. « L’écriture de ce roman a été guidée par mes obsessions. Je suis passionnée par le Brésil, la langue portugaise et la littérature brésilienne. »

Prenez le territoire à bras-le-corps

L’auteur poursuit donc l’exploration du territoire américain entamée dans son premier roman, L’année la plus longue (Le Quartanier, 2015), prolongeant cette fois son imaginaire au-delà des frontières de l’Amérique du Nord.

« Je me suis souvent reconnu dans l’expérience brésilienne. S’il y a un pays en Amérique latine qui peut comprendre la situation insulaire du Québec, c’est bien lui. Ils sont entourés de la langue espagnole et de la culture hispanophone, et cela influence, comme ici, leur façon de se concevoir. C’est aussi pour moi un réflexe de ne pas aller en Europe, qui est au centre de la littérature occidentale. »

LE Manifeste cannibale au cœur de l’histoire est le résultat d’un mouvement artistique qui, dans les années 1920, souhaitait repenser la dépendance culturelle du Brésil et prônait l’appropriation et l’imitation des cultures étrangères. « Seul m’intéresse ce qui n’est pas à moi », cite Daniel Grenier en épigraphe àHéroïnes et tombes. Il pose ainsi la question de la responsabilité de ceux qui choisissent de raconter les histoires des autres.

« C’est une réflexion qui m’habite et que j’essaie depuis longtemps de mettre en mots. Le roman reflète mon propre chagrin, mon questionnement sur ce qu’on demande à la fiction versus ce qu’elle a le droit de faire. Ces discussions, que nous tenons actuellement un peu en hostilité, ne me harcèlent pas, personnellement, en tant qu’écrivain. Au contraire, ils s’avèrent très fructueux. »

En plus d’être une secte cherchant à dominer le monde, le cannibalisme se répand comme une traînée de poudre dans le roman de Daniel Grenier lorsqu’un virus qui affecte le goût et l’odorat des gens les fait dévorer. Un clin d’œil à la pandémie, mais surtout une manière pour le romancier de pousser à l’extrême ses questionnements sur l’appropriation culturelle.

« Le Brésil n’est pas le seul pays d’Amérique latine à avoir voulu imaginer une culture post-raciale, détachée de l’Europe. Cette construction correspond encore à la vision que les Occidentaux, les Blancs, avaient d’eux-mêmes et de leur relation avec les tribus indigènes. Aujourd’hui, la polarisation au Brésil démontre que ce récit se fissure partout. Je fais un lien symbolique avec le Québec. Nous avons nous aussi de la difficulté à gérer notre récit national. Pour la première fois depuis la Conquête, on nous dit que la vision d’éternelle victime que nous avons de nous-mêmes n’est peut-être pas réaliste. »

Fidèle à ses habitudes, l’écrivain entremêle réalité et littérature, fictionnalise les écrivains et leurs œuvres et s’amuse à parsemer son roman de références culturelles, qui s’insèrent organiquement dans le récit d’aventure qu’il a concocté. « Mon but n’est vraiment pas d’écrire un roman cryptique et indigeste. J’aime l’idée que les lecteurs puissent éprouver du plaisir et se lancer dans l’histoire sans connaître ces références. Mais cela m’amuse aussi d’offrir la possibilité de creuser dans tous les sens, et de pousser plus loin certaines réflexions du livre sur le rapport entre vrai et faux, entre réalité et vraisemblance. »

Héroïnes et tombes

Daniel Grenier, Héliotrope, Montréal, 2023, 384 pages

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