[Chronique] Tyrans et Russes


L’un des privilèges de ma vie est d’avoir côtoyé l’un des Québécois les plus curieux intellectuellement qui soit, Jean Paré. Cette boulimie a valu à ce journaliste de lancer le magazine Nouvelles et en faire un succès transgénérationnel. Sous sa direction, le taux de pénétration de Nouvelles dans les foyers québécois était supérieur à celui des Temps et de Newsweekcombinés, sur le marché américain.

Le jour de l’invasion russe de l’Ukraine il y a un an, Jean s’est tourné vers sa vaste bibliothèque et s’est plongé dans ce que les auteurs français ont écrit sur la complexité de l’âme russe. Comme il le fait régulièrement, parce qu’il ne peut s’empêcher d’écrire, il a recueilli et commenté les traits les plus vifs du journal de bord qu’il tient et qu’il publie parfois sous forme de livres (comme Carnet d’Erasme à Leméac). Il m’a partagé cet extrait.

Il cite La Russie en 1839, publié en 1843 par Astolphe de Custine, qui expliquait la Russie comme Tocqueville l’a fait pour l’Amérique. « Alors que d’autres nations ont enduré l’oppression, la nation russe l’a aimée ; elle l’aime toujours; et l’on peut dire des Russes qu’ils sont ivres d’esclavage. Puis : « L’obéissance politique est devenue pour eux un culte, une religion. C’est seulement parmi ce peuple qu’on a vu les martyrs en adoration devant les bourreaux. Et ceci : « Ici, mentir c’est protéger la société, dire la vérité c’est contrarier l’Etat. » »

Cela fait évidemment abstraction des vagues d’émigrants russes fuyant tantôt le tsar, tantôt les Soviétiques, dernièrement Poutine. Ces exodes successifs contribuent sans doute à affaiblir les forces démocratiques qui, force est de le constater, n’ont jamais su tenir tête à l’autoritarisme triomphant. Mais Custine ne fait pas de quartier en parlant de « ce peuple ivre du désir de gloire [qui] a une ambition désordonnée et immense; une de ces ambitions qui ne peuvent germer que dans l’âme des opprimés. […] Cette nation avide, à force de privations, expie d’avance chez elle par une soumission dégradante l’espoir d’exercer la tyrannie entre autres. […] l’esclave, à genoux, rêve de domination du monde ».

Et puis il y a Balzac, de retour de Moscou et de Kiev : « Si plus tard la Russie envahit le monde, elle devra tout à son esprit d’obéissance. […] Aucun peuple au monde n’est mieux organisé pour la conquête. »

De même, André Malraux, un siècle plus tard, en 1948, avertit les intellectuels européens de ne pas croire à une européanisation chimérique des mœurs politiques russes. « Il est difficile d’envisager la Russie sans gêne pour un pays européen […] La vérité est peut-être que les cartes ne doivent pas être prises trop au sérieux et que la Russie n’est ni en Europe ni en Asie : elle est en Russie. […] La Russie n’a jamais eu de Renaissance, ni d’Athènes, ni de Bacon, ni de Montaigne. »

Cultures supérieures

Retraçant le fil de l’histoire, Jean Paré relève les similitudes frappantes entre les élucubrations de Vladimir Poutine encore entendues lundi sur l’Ukraine qui aurait déclenché la guerre, et sur l’Occident qui voudrait en finir avec la Russie. En novembre 1936, « Staline accuse la petite Finlande, avec ses quatre millions d’habitants, de menacer l’URSS (170 millions) « à la demande de la bourgeoisie anglaise » et de vouloir « reculer sa frontière vers l’Oural » (à 1500 km) Soit Poutine connaît bien cet épisode stalinien, soit la paranoïa y est un trait génétique, l’Ukraine est nazie, raciste et menace la Russie, dit-il, le tsar en est expulsé ».

Comment ne pas reconnaître Poutine, ou Staline, dans la description que fait Custine du Tsar de l’époque : « Nous ne pouvons pas un instant oublier cet homme unique par qui la Russie pense, juge, vit… la science et la conscience de son peuple, qui prévoit, mesure, ordonne, distribue tout ce qui est nécessaire et permis… qui tient lieu de raison, de volonté, d’imagination, de passion… car il n’est permis à aucune créature de respirer, de souffrir, d’aimer, de se mouvoir hors des cadres tracés par la sagesse suprême. Puis il pose une question centrale, d’actualité brûlante : « Je ne sais si c’est le caractère de la nation russe qui a formé de tels autocrates, ou si les autocrates eux-mêmes ont donné ce caractère à la nation russe. nation. » . »

Une anecdote que j’emprunte New yorkais, et qui, j’en suis sûr, ravira Jean, renvoie à ce questionnement circulaire. Ces jours-ci, certains Italiens voulaient annuler une conférence qui devait avoir lieu à Milan sur Dostoïevski au seul motif que ce dernier était russe. Un journal britannique, Le spectateuront rétorqué qu’il serait dommage de vouloir annuler un auteur qui lui-même avait été emprisonné en Sibérie par le tsar pour avoir lu des livres interdits, en tant qu’anti-tsaristes.

Mais voici ce qui illumine l’âme russe. Le compagnon de cellule de Dostoïevski en Sibérie était un nationaliste polonais. Dans ses mémoires, il raconte que le grand auteur russe était déterminé à le convaincre que l’Ukraine, la Lituanie et la Pologne étaient « à jamais la propriété de la Russie » et que, sans elle, ces pays sombreraient dans « l’analphabétisme le plus obscur, la barbarie et la plus abjecte ». Bref, même emprisonné par son tyran russe, l’auteur relayait son complexe de supériorité et sa certitude de posséder pour l’éternité les pays des peuples voisins.

Un écho contemporain de ce trait peut être trouvé dans un sondage du Pew Research Center de 2017 où, à la question « Notre peuple n’est pas parfait, mais notre culture est supérieure aux autres », les Russes ont répondu oui à 69 %.

Je laisse la conclusion à Jean : « Nous pensions que les tsars, Lénine, Staline étaient morts et enterrés. Mais la Russie n’enterre pas ses tyrans, elle les embellit et les vénère. Le despotisme y est un état normal. Cette nation semble vaccinée contre le virus de la liberté et ses variantes de la justice, du droit, de la démocratie, du bien-être, et plus généralement du bonheur. »

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