Christophe, un fantôme dans la nuit

Christophe n’était plus monté sur scène depuis un quart de siècle lorsqu’il fait appel à deux plasticiens et vidéastes pour le filmer et composer l’ambiance visuelle de ses apparitions. Olympia 2002 et 2009, une nuit d’été dans le parc du Château de Versailles et un concert magique au Palais de Tokyo ont été le théâtre de cette reconquête.
Visage décharné d’ascète, chevelure de vieux lion qui cascade sur les épaules et sur le blouson de cuir, profil d’aigle et moustache de gitan, verres teintés et silence énigmatique, Christophe réchauffe sa voix, sa signature , le pousse dans les aigus, essaye des guitares et des basses, donne des indications légères. Caméra à l’épaule, Dominique Gonzalez-Foerster et Ange Leccia se tiennent au plus près du monstre sacré, remonté des profondeurs. Ils l’enveloppent d’une lueur sursaturée, renforcent sa silhouette et sa présence, accentuent son aura. Retour d’un Spectre.
Instantanés tremblants d’un perfectionniste au travail, d’une précision extrême, qui se met en situation de refaire face au public, de l’apprivoiser. Dans sa loge, il s’agace, désabusé, des contraintes que lui imposent la production, les effets spéciaux et les machines spectaculaires dont il ne veut pas, comme si le spectacle lui échappait, alors qu’il maîtrise chaque détail.
On le suit, de la scène à son antre comme un oiseau de nuit fuyant la lumière du jour. La caméra glisse, serpente dans son intérieur faiblement éclairé qui ne se dévoile que par bribes : juke-box, photos et bobines de films, maquettes de beautés américaines, affiches mythiques. Inquiet, impénétrable, cet ermite aux yeux cachés ponctue ses phrases de : « Vous voyez ? Vous voyez ? » Le grain de l’image ajoute à la fascination qui émane de ce fragile funambule des rêves qui n’avance que dans le noir. Rivé au centre de sa toile, ce film crépusculaire capte les dernières flammes d’un chanteur populaire et mystérieux qui donne tout. Acteur moteur et volontaire d’une expérimentation artistique. Un prince des ténèbres, saisi dans sa solitude. Un fantôme de lumière, irisé de camaïeux de bleu, mauve et rose, caparaçonné de mélancolie, perçant le clair-obscur d’une mise en scène mouvante et stroboscopique. Cette traversée lunaire a l’éclat testamentaire d’une étoile perdue. Daniel Bevilacqua (1945-2020), alias Christophe, le reclus, sera l’une des premières victimes du Covid. Pendant le confinement général.
Fr1