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Nouvelles canadiennes

« Ce n’est pas parce que nous percevons plus de violence que nos sociétés sont plus violentes »

L’Enragéde Sorj Chalandon est une des révélations de la rentrée littéraire. Il faut dire que l’histoire est incroyable. A Belle-Île-en-Mer, au milieu des embruns, des reflets azur et des bonnes gens, à l’abri des regards, un bagne maltraite depuis des années des enfants dont le seul tort était d’être orphelins ou d’avoir « volé trois pommes ». Tout était fait pour briser les corps et les âmes. Les touristes, pour la plupart, ignorent encore l’existence de ce lieu qui a fermé ses portes en 1977. Il en reste quelques vestiges et les observateurs attentifs remarqueront les éclats de bouteilles placés pour décourager les évasions.

C’est le paradoxe de la violence : elle existe mais on ne la voit pas toujours. On arrive à le tenir à distance : l’océan, les murs épais de la citadelle Vauban, les euphémismes qui masquent la réalité. On ne dit pas « colonie pénitentiaire » mais « centre d’éducation surveillée », on ne dit pas « incarcérer » mais « accueillir », on ne dit pas « rabaisser » mais « réparer ». Si la violence est si difficile à discerner, c’est parce qu’elle n’est pas une chose qui, comme toutes choses, a des contours clairs et indiscutables.

Mesurer la violence

Il est impossible de verser un réactif dans l’éprouvette de la réalité pour identifier la présence, toujours et partout, de l’élément « violence » ou pour radiographier objectivement ses lieux et ses temps. Il est même impossible de comparer, chiffres à l’appui, la violence des époques et des sociétés. Comme dirait le philosophe Pascal, elle n’est pas une « qualité palpable ». Si on le reconnaît immédiatement lorsqu’on est victime, on peut aussi, par ignorance ou mauvaise foi, le cacher. Elle devient alors le lieu d’interminables conflits d’interprétation qui sont aussi des conflits de pouvoir.

Agamemnon est persuadé d’obéir à un oracle en « sacrifiant » sa fille Iphigénie. Son épouse, Clytemnestre, est profondément convaincue de rendre justice à sa fille en tuant ce père coupable d’infanticide. Oreste croit légitimement mettre fin à cette hémorragie de crimes en tuant sa propre mère. Personne dans ce cas ne perçoit sa propre violence comme de la violence. D’Orestie à Sainte-Soline, nos réflexes n’ont pas changé : le violent, c’est toujours l’autre, que l’on accuse d’avoir commencé le premier.

Une digue brisée

Pour percevoir la violence, il faut être attentif à la norme qu’elle transgresse. Il faut pouvoir constater qu’un barrage est brisé. Pourtant, des pans entiers de l’humanité ont pu ignorer ces barrages et les ignorent encore, considérant comme légitimes l’esclavage, les maltraitances intrafamiliales, la peine de mort ou encore le duel d’honneur. Ces digues font parfois l’objet d’intenses discussions ; ce qui signifie que la violence peut changer de visage selon qui parle et évalue.

Certaines entreprises choisissent d’éviter cette discussion. Ils maintiennent apparemment leur calme mais de nombreux actes de violence ne sont pas nommés et restent donc en dessous du seuil de détection radar. Les sociétés démocratiques prennent le risque de ce débat. Chacun a son mot à dire, ce qui frise parfois la cacophonie. S’il existe un « monopole de la violence légitime », personne ne peut prétendre avoir le monopole du discours sur la violence.

Paradoxalement, plus une société est unifiée, plus il existe un consensus sur ses pratiques, moins elle est capable de percevoir toutes les violences qui la touchent. Au contraire, une société plurielle accepte un plus grand degré de dissension, ce qui lui permet de traquer la violence partout. Mais ne vous y trompez pas, ce n’est pas parce que nous percevons plus de violence que nos sociétés sont plus violentes, et vice versa.


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